Les origines

L’initiative de la fondation de la Bibliothèque communale de Rolle ne revient pas à la Municipalité, mais à quelques citoyens de la ville et de ses environs, «amis des lumières» et soucieux de faire profiter le «public» des «avantages de l’instruction» (Catalogue 1845, III). Cette initiative trouva un terrain favorable à sa réalisation dans les lois cantonales de 1833, 1834 et 1837, qui réorganisaient l’instruction publique en instituant, entre autres, des écoles industrielles ou moyennes, qui pouvaient se combiner avec les collèges. De plus, le règlement cantonal du 7 août 1835 pour les écoles moyennes exigeait la création de bibliothèques dans les collèges (art. 99/9). A Rolle, on créa un Collège-école-moyenne en 1838. Il faudra toutefois attendre 1840 pour voir se concrétiser la fondation d’une bibliothèque.

Au printemps de cette année-là, un «Prospectus» circule dans la population rolloise et des environs pour inciter les habitants à souscrire à un projet de bibliothèque publique, «son caractère devant être supérieure à celui d’une bibliothèque populaire proprement dite, et pourtant inférieure à celui d’une bibliothèque d’académie». Les personnes intéressées «s’engagent simplement à faire plus tard un don en argent ou en livres et cela dans la mesure que chacun jugera bon» (PV, 6). Cinquante-trois d’entre elles ont, dans un premier temps, répondu à l’appel, dont Mme de La Harpe, veuve de Frédéric César, et le baron Théodore de Grenus. Elles sont convoquées pour une première assemblée le 25 mars 1840 au château de Rolle. Lors de cette assemblée, on élabore le premier «Règlement fondamental». La «Bibliothèque publique» est ouverte à tous, mais sur cotisations: 34 francs 50 pour les abonnements à vie, 3 francs 45 pour les abonnements annuels et 2 francs pour six mois (art. 1, 2, 15). L’usage en est gratuit pour les instituteurs et les élèves de l’Ecole moyenne et du Collège de Rolle (art. 3, 16). Elle est gérée par un comité de sept membres, dont un représentant de la Municipalité et un représentant des Ecoles, qui «fait le choix des livres à acheter» (art. 6, 7, 11). Le règlement précise la répartition budgétaire des acquisitions, en signifiant d’entrée la volonté de mettre l’accent sur les ouvrages «scientifiques». En effet, ceux-ci devront absorber 6/10 des dépenses, contre 3/10 pour les ouvrages «littéraires» et 1/10 pour les ouvrages «religieux», sans tenir compte des dons (art. 4), qui pourront être refusés si le Comité les juge «dangereux» ou «inutiles» (art. 11).

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« Naissance d’une bibliothèque »

Les fondateurs décident d’emblée d’offrir la bibliothèque à la commune de Rolle, qui devra entre autres mettre un local à disposition. L’acte de donation ne sera toutefois signé que le 11 janvier 1842 (Catalogue 1845, XI-XII). Le règlement sera sanctionné le 2 avril 1840 par une nouvelle assemblée générale des fondateurs, qui nommera le premier comité, formé de B. Dumont, de l’instituteur Auguste Ernst, du pasteur Jacques-Louis Gleyre, du médecin Gustave Campiche, de l’écrivain Nicolas Châtelain (1769-1856), de Jean-Jacques Lochmann (1802-1897), directeur du collège, et du syndic Charles Juillerat, qui sera président du comité de 1842 à 1861.

La Municipalité va installer les ouvrages dans le château, qui abritait aussi les écoles publiques. Plus précisément, le 24 août 1840, elle autorise le comité à déposer les livres dans «le cabinet du directeur de l’école moyenne» (PV, 15). En octobre de la même année, elle peut ouvrir son fonds au public (PV, 24), à raison de deux fois par semaine. Grâce à la générosité des fondateurs, la bibliothèque va renfermer, après une année (avril 1841), quelque 1’200 vol. et posséder une somme de 800 francs. Les achats ne représentent qu’une faible part des acquisitions: une quarantaine de titres. L’accroissement va se poursuivre, mais à un rythme moins soutenu. En novembre 1842, le fonds est constitué de 1’800 vol. Un inventaire du 15 avril 1843 parle de 2’150 vol. (livres et cartes), estimés à 3’270 francs (B.KKF 433). Un premier catalogue alphabétique (des titres) existe sous forme manuscrite. En 1845, le nombre des fondateurs se monte à 118 (dont 13 dames et 9 demoiselles) et celui des bienfaiteurs à plus de 64.

 

La bibliothèque Favre

Après un départ somme toute classique, la bibliothèque va prendre son envol en été 1843. Le 24 juin de cette année, le comité annonce à la Municipalité qu’il vient d’entrer en possession de la riche bibliothèque des familles Favre et Reverdil, composée d’environ 10’000 vol. Il l’a acquise de «Louis Favre à Rolle et Vich, à un prix fort en dessous de la valeur réelle» (A.ABA 8, n°44, 62), soit 400 francs, payés grâce à une souscription. Louis a dû l’hériter du jurisconsulte Jean-Marc-Louis Favre (1733-1793) de Rolle. La bibliothèque Favre à proprement parler renfermait, si l’on en croit un catalogue manuscrit (sans titre et sans date), quelque 6’500 vol., dont un nombre important d’ouvrages de droit (670 vol.), mais aussi d’histoire (1’400 vol.) et de géographie (220), de belles-lettres (1’100), de sciences naturelles (1’130), de théologie (350), etc. Si peu de volumes portent l’ex-libris «Favre», certains, surtout ceux de droit, sont annotés, peut-être de la main même du jurisconsulte, à qui l’on doit sans doute la constitution de la plus grande partie de la bibliothèque. Celle-ci renfermait aussi des manuscrits, dont ceux de l’historien Abraham Ruchat; ces derniers seront cédés en 1844 à la Bibliothèque cantonale de Lausanne. Quelques livres de ce dernier ont toutefois été conservés, comme en témoigne certains ex-libris.

 

La bibliothèque Reverdil

La part de la bibliothèque issue de la famille Reverdil a probablement était constituée par deux de ces membres illustres: Elie Salomon François (1732-1808), non seulement beau-frère du jurisconsulte, mais surtout conseiller d’Etat du roi Christian VII de Danemark, et son frère, Marc Louis Reverdil (1734-apr. 1793), bibliothécaire du roi Stanislas de Pologne. Le catalogue de ce fonds a aussi été conservé. Il renferme quelque 3’500 vol. classés par matières: histoire (800 vol.) et géographie (310), sciences (730), littérature (580), théologie (250), droit (230), philosophie et éducation (160), etc. On y trouve entre autres une septentaine de vol. sur l’histoire du Danemark, de la Suède et de la Pologne, une autre septentaine sur la «géographie & satistique» du Danemark et de la Suède. Quelques-uns portent l’ex-libris «Reverdil». La souscription permettra aussi de payer les 150 francs dépensés pour l’achat de la bibliothèque d’Isaac Henri Mayor (mort en 1843), négociant, propriétaire de la Gordanne, de loin moins importante que celle de Favre-Reverdil: probablement seulement quelques centaines de volumes.

Grâce à ces volumineuses acquisitions, la bibliothèque de Rolle devient, pour un temps, l’un des plus importants fonds publics du canton, si ce n’est le plus important, à l’exception de Lausanne. Elle a passé d’un coup de moins de 2’500 vol. à quelque 12’000, accroissement qui demande en temps normal plus de dix ans. Le comité en est fier, comme on peut le voir dans une lettre à la Municipalité (B.KKF 433, 24 juin 1843). Dès lors, de nouveaux locaux sont nécessaires: les autorités vont mettre à disposition «deux pièces contiguës à la bibliothèque actuelle», pour ranger les livres récemment acquis (A.ABA 8, n°44, 62).

Le premier catalogue imprimé, déjà demandé dans le règlement de 1840 (art. 13), ne sortira de presse qu’en 1846 (et non pas en 1845 comme indiqué sur la page de titre). Il est l’œuvre du comité, plus spécialement du bibliothécaire Auguste Ernst. Le fonds est à ce moment-là constitué d’un peu plus de 6’160 titres (comptage d’après le catalogue), ce qui représente un ensemble de quelque 12’000 vol. (Catalogue 1845, IV), estimés à 18’000 francs. Le classement des notices bibliographiques suit une systématique calquée sur celle du catalogue de 1839 de la Société de lecture de Genève (voir cette notice), répartissant les ouvrages en six grands domaines, eux-mêmes subdivisés en plusieurs sous-domaines. En s’appuyant sur ce catalogue, on constate que le domaine le mieux fourni est celui des sciences historiques (1’700 titres), suivi des sciences et arts (1’430 titres), des langues et littératures (1’280 titres), de la jurisprudence (1’120 titres), de la théologie (560 titres). Cette répartition ne correspond pas tout fait à celle voulue par le règlement de 1840: les domaines scientifiques sont surreprésentés, aux dépens de la littérature et de la théologie, certainement en raison de la couleur scientifique de la bibliothèque Favre-Reverdil. La variété des ouvrages montre l’ouverture d’esprit de leurs possesseurs, car ils ne concernent pas uniquement la Suisse ou la France, mais toute l’Europe et dans des langues très diverses, et ce pour tous les domaines.

A côté des noms déjà mentionnés, on rencontre aussi plusieurs volumes portant des ex-libris de personnalités de la région, comme le professeur Charles-Guillaume Loys de Bochat (1695-1754), le bailli Bernard Tscharner (1728-1778), Albrecht Friedrich (?) von Erlach von Jegenstorf, Frédéric César de la Harpe, Emmanuel de La Harpe (1782-1842), et, parmi les plus prestigieux, le roi Frédéric II de Prusse ou Benjamin Franklin. Certains de ces volumes ont probablement transité par les familles Favre ou Reverdil.

 

La routine de la seconde moitié du 19e siècle.

Dans la seconde moitié du 19e s., la bibliothèque va continuer à s’accroître, mais à un rythme nettement plus lent, car l’argent manque pour faire des achats réguliers et en suffisance, et les dons ne permettent pas de combler les lacunes. La conséquence est la baisse du nombre d’abonnés. En 1875-1876, il n’y aura plus que 27 abonnés payants. L’allocation annuelle de 100 francs versée par la commune dès les années 1880 n’est pas suffisante. Pour «attirer l’attention du public» et «pour solliciter des abonnements», le comité diffuse des circulaires auprès de la population (PV 10 mai et 23 juillet 1861), sans grand succès. On parle tout de même de 16’000 vol. dans les années 1868-1870, ce qui correspond à un accroissement moyen d’environ 160 à 170 vol. par an depuis 1846.

En 1876-1877, Jean-Pierre Déglon réorganise la bibliothèque, car les livres étaient mal rangés, la cotation absente ou déficiente et les volumes recouverts de «lits de poussière et de toiles d’araignées», comme on peut le lire dans son rapport fort instructif. Il était difficile de retrouver un ouvrage, parmi les quelque 18’000 vol. présents. Déglon a coté chaque ouvrage dans le catalogue imprimé, en introduisant un système de chiffres romains, de lettres majuscules et minuscules, suivies d’un chiffre arabe, soit la cotation alphanumérique matière telle qu’elle a été conservée à ce jour. Il a ensuite classé au rayon les livres selon l’ordre de ces cotes, puis les a tous dépoussiérés et munis d’une étiquette. On trouvait ainsi dans la première pièce, qui servait aussi à la distribution des livres, la jurisprudence (cote II); dans la pièce du milieu (ou deuxième salle), on avait la littérature (IV), l’histoire (V.E), les encyclopédies et les périodiques (VI.A; VI.B); dans la tour (ou troisième pièce), on avait la théologie (I), les sciences et arts (III), les sciences historiques (V.A à V.D; V.F et V.G). Disposition que l’on retrouve en grande partie aujourd’hui, à l’exception des ouvrages de jurisprudence qui ont été déplacés dans la tour pour laisser la place au fonds vaudois, constitué en 1983-1984 (voir «Collection particulière»).

Dans le dernier quart du 19e s., la bibliothèque semble vivre sur ses acquis et son fonds correspondre de moins en moins à l’évolution des sciences. Après la ferveur des premières années, le rythme des séances du comité, qui avait déjà diminué à partir des années 1850, va encore s’affaiblir dès 1882, pour devenir annuel. Entre 1879 et 1881, aucune séance n’est signalée dans le registre des procès-verbaux; il semblerait même que la bibliothèque ait fermé durant cette période. Quoiqu’il en soit, le 9 décembre 1882, le comité fait paraître un «Communiqué» dans la Feuille d’Avis de la Côte, dans lequel il annonce que «la distribution des livres reprendra son cours […] à l’occasion de la réouverture» de la Bibliothèque. Il appelle la population à s’abonner ou faire des dons en argent pour l’acquisition de livres, car la bibliothèque est «suffisamment pourvue en livres anciens et surabondamment en ceux de jurisprudence, mais les progrès dans les sciences, dans l’économie politique et sociale, les découvertes des naturalistes et explorateurs, les travaux philosophiques, littéraires et de pédagogie, ceux aussi du domaine religieux, nécessitent un enrichissement plus fréquent et plus varié», appel lancé en 1870 déjà et qui avait alors permis de récolter 326 francs (PV du 28 août 1873).

En 1895, le comité tente une nouvelle opération: il souhaite vendre des volumes de la Revue des deux mondes (1868-1881) et de la Bibliothèque universelle (1868-1886), ainsi que des doublets, tant pour faire de la place que pour récolter quelques fonds pour acquérir de nouveaux ouvrages; mais nous ne savons pas si cette opération remporta ou non un franc succès. Elle est surtout liée à une «réorganisation» de la bibliothèque. En fait, le comité se doit de modifier le règlement pour permettre à de nouveaux membres de participer à l’assemblée générale, car «tous les membres fondateurs [sauf un] et tous les abonnés à vie de la bibliothèque sont décédés» (PV du 13 fév. 1895), si bien que les assemblées générales sont désertées. La Municipalité participe aussi à cette «réorganisation» en versant un subside de 500 francs, y compris pour l’achat de livres (PV du 6 déc. 1895). Le comité en profite pour faire imprimer, en 1896, le premier supplément au catalogue de 1845. Il comptabilise près d’un demi-millier de nouveaux titres, numérotés de 1 à 493, ce qui correspond à un accroissement moyen annuel de 30 à 40 titres depuis 1880-1883, date à laquelle on a dû abandonner les anciennes cotes pour des cotes purement numériques (numerus currens). Jusqu’alors, les nouvelles acquisitions étaient inscrites dans un exemplaire du catalogue de 1845. Non seulement ce supplément entérine l’utilisation des nouvelles cotes pour les ouvrages nouvellement acquis, mais il montre l’orientation «littérature moderne» donnée au fonds, puisque les trois quarts des nouveaux titres ont trait à ce domaine.